«L’autogestion» de la misère

Par Dina Darwich

L’article publié ci-dessous offre une image d’une réalité sociale qui ne cesse de s’étendre en Egypte. Cette paupérisation massive et l’extension de ces bidonvilles ne doit pas être sous-estimée. L’humus social propre à ces concentrations «urbano-paupérisées» forme un terrain favorable à l’intervention sociale et politique de forces politiques «islamistes», d’autant plus lorsque l’impact des organisations socialistes appuyant l’essor des grèves reste fort limité. Les déconvenues d’une approche «économiciste» et «ouvriériste» risquent d’être à la hauteur des illusions diffusées. (Réd.)

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Le visage pâle, le regard hagard et le sourire effacé, Halima, 40 ans, passerait plutôt pour un personnage du roman Les Misérables de Victor Hugo. C’est un visage connu des habitants du bidonville à l’insipide nom de «kilomètre 4,5» (Kilo arbaa wa nos) situé à proximité du quartier de Madinet Nasr sur la route de Suez.

Mère de six enfants et mariée à un homme atteint de tuberculose, Halima n’est qu’un exemple parmi les milliers de femmes qui peinent à gagner leur pain. Portant son bébé sur les épaules, et tenant sa fille par la main, elle se dirige comme chaque jour vers le trottoir où elle a installé son petit kiosque. Halima commence sa journée de travail à 5h du matin et elle ne rentre chez elle que tard le soir.

Le toit de son kiosque fabriqué de bois est recouvert de serpillière et de toile en plastique. C’est la destination de nombreux étudiants et ouvriers qui viennent acheter les sandwichs savoureux et bien épicés qu’elle prépare à leur intention.

«Le froid est notre pire ennemi. Chaque hiver, c’est l’état d’alerte aussi bien à la maison que dans ce kiosque. Nous n’arrêtons pas, mes enfants et moi, de boucher les trous afin d’éviter les courants d’air insupportables. Il y a quatre ans, nous avons passé une nuit blanche. Il y a eu beaucoup de pluie et ma maison a été complètement inondée. Nos vêtements et toute la literie étaient trempés. On s’est abrité toute la nuit sous la partie intacte du plafond qui ne laissait pas l’eau s’infiltrer, tout en craignant qu’un incendie ne se déclenche à cause des fils d’électricité qui flottaient sur l’eau», raconte Halima.

Dans ce bidonville où se sont réfugiés les citoyens les plus démunis, chacun a bâti sa maison à sa manière et selon ses moyens. Des habitations style «suesy», inspiré des cabanes en bois que l’on trouve à Suez. Ici, ce genre de constructions ne revient pas cher. Reste le toit, un dilemme pour de nombreuses familles. «Il faut au moins 20 000 L.E.[3800 CHF] pour construire un toit. C’est au-dessus de nos moyens, donc on préfère s’en passer», lance un habitant.

Là, la composition démographique est singulière. Des natifs de la Haute-Egypte, d’autres de la Basse-Egypte qui ont apporté avec eux leurs traditions et leurs habitudes. A première vue, l’on a l’impression de se trouver dans un mouled (pèlerinage-fête en l’honneur de la naissance du prophète). Un carnaval de visages que rien ne lie sauf le chaos et la misère qui planent sur le lieu. Des maisons collées les unes aux autres, des rues étroites et boueuses où même un chauffeur de toc-toc ne peut se frayer un chemin. Et derrière chaque mur se cache une histoire.

Avant 1990, cette région était encore vierge. Le prix du mètre carré ne dépassait pas les 50 pts. Après le séisme de 1992, beaucoup des familles sont venues habiter la région. Certaines sont arrivées des provinces et d’autres de divers quartiers cairotes, comme Al-Zawiya Al-Hamra et Aïn-Chams, car leurs maisons se sont effondrées suite au tremblement de terre. «J’habitais au quartier d’Al-Zawiya Al-Hamra, ma maison a subi de gros dégâts et le gouverneur a décidé de la démolir. Je suis venue ici avec mes enfants et j’ai réussi à construire ce modeste abri, sans toit. Nous essayons de faire des économies pour construire une vraie maison en brique rouge et en ciment. J’ai été parmi les premiers habitants de la région. Il m’arrivait d’avoir peur la nuit car l’endroit était plongé dans le noir. On était privé des services les plus élémentaires comme l’eau et l’électricité. C’était le lieu de prédilection des drogués et criminels de tout genre. C’est pour cela que la région s’est forgée une mauvaise réputation mais avec le temps, la situation a changé, surtout avec l’expansion urbaine des quartiers résidentiels de Madinet Nasr et d’Al-Chorouq», résume Eatimad, habitante de la région.

Les habitants de ce bidonville ont formé des communautés suivant leur origine pour pouvoir survivre dans ce paysage hostile. «Il y a un an, une bagarre a éclaté entre un Saïdi et une personne originaire du Fayoum. Tous les Saïdis et les personnes natives du Fayoum ont pris part à la bataille. Ce fut l’enfer. Les deux belligérants ont utilisé les armes blanches, et jusqu’à aujourd’hui, les Saïdis n’entrent pas dans mon commerce car j’ai osé soutenir mon beau-père natif du Fayoum», dit Ahmad, coiffeur de 28 ans.

Ainsi, les plus forts font la loi, puisqu’il n’existe aucun poste de police. Le plus proche se trouve à Madinet Nasr et le second à Al-Chorouq. Mais une descente de police peut faire des ravages dans cette région. Ces pauvres citoyens, dont la majorité est analphabète, ont peur des autorités. «La mauvaise réputation dont jouissait cette région lui a fait beaucoup de tort au point que la police suspecte tout le monde. C’est le manque de confiance qui règne entre nous et les policiers. Plus grave encore, on ne se rend pas compte que la plupart des habitants de ce bidonville sont pauvres et ne sont pas soutenus ; pourtant, la police vient arrêter des jeunes pour la moindre gaffe», explique Ahmad qui fut lui-même arrêté plusieurs fois dans des affaires de stupéfiants, alors qu’il était innocent selon ses dires. «On a parfois l’impression que ces rafles ne sont qu’une manœuvre policière pour nous prouver que la police est très présente et qu’elle contrôle la région d’une main de fer», ajoute-t-il.

Face à cette méfiance qu’éprouvent les citoyens vis-à-vis de la police, les habitants ont recours au maglès orfi (tribunal populaire) pour régler leurs problèmes. Lorsque Sami a rompu ses fiançailles avec sa voisine Siham, il a porté atteinte à son honneur. Le père voulait se venger et punir le jeune homme. La région risquait de s’embraser. Mais les voisins se sont réunis et ont écouté les deux parties, puis le maglès a prononcé son jugement. Sami a été condamné à verser 5 000 L.E. [950 CHF] à Siham. Et malgré les conditions difficiles, sa famille a dû se plier à ce verdict. «On ne pouvait pas prendre le risque de ne pas payer, sinon personne ne viendrait nous aider en cas de problèmes», explique la mère de Sami.

Ce sont le séisme d’octobre 1992 et les inondations de Dronka en 1995 qui ont donné naissance à cette agglomération qui ne cesse de s’étendre. Le nombre des habitants au Kilo arbaa wa nos n’est pas précis, étant que ce bidonville est nouveau et qu’aucun recensement n’a été effectué dans cette région. Mais suivant certaines estimations faites lors des élections parlementaires et municipales, il compte aujourd’hui près d’un million d’habitants.

Ces derniers sont répartis sur deux grandes régions : la première s’étend sur les régions périphériques d’Almaza et d’Al-Chorouq, et la deuxième est située en face d’une petite colline sur l’autoroute Le Caire-Suez, c’est pour cela qu’on l’a surnommée Al-Tabba. La nature géographique de la région a une influence sur le genre d’activités des habitants. La première région semble être plus urbanisée, car elle est proche de la ceinture urbaine, alors que la deuxième perchée plus haut sert d’abri aux hors-la-loi. C’est là où le commerce des stupéfiants prospère.

Hanane, 26 ans, ouvrière dans une usine et qui subvient aux besoins d’une famille composée de 5 membres, assure qu’elle a dû changer de maison car le café situé en face de chez elle était devenu le fief des jeunes au chômage. Ils s’y installaient pour voir des films pornos et fumer du bango. Les baltaguis [hommes de main en civil] de la région tiraient de grands profits et protégeaient le propriétaire du café. La police, quant à elle, n’osait pas intervenir. «Je risquais de perdre mes frères, alors que je travaille depuis l’âge de 10 ans pour les éduquer. J’ai donc dû fuir pour habiter plus loin», explique Hanane, originaire de Dronka, un village en Haute-Egypte. Cette dernière est venue habiter la région car sa maison est tombée en ruines lors des inondations. Hanane a préféré habiter une région proche de Madinet Nasr où le loyer est plus cher (600 L.E. par mois au lieu de 220), et ce non seulement pour protéger ses frères, mais aussi pour les aider à trouver un travail plus rentable.

Et comme ce bidonville «s’autogère» en tout, il a donné également naissance à plusieurs petits business étroitement liés à ses besoins.

Ce qui marche le mieux, ce sont les centres d’appels trottoirs où le propriétaire met à la disposition des habitants des téléphones portables et facture à la minute. Un projet qui marche très bien, puisque le quartier demeure privé de ce genre de services. «Ce projet coûte environ 10 000 L.E. et commence à attirer beaucoup de jeunes. La plupart des projets, ici, répondent aux besoins des habitants et à leur mode de vie et leurs moyens».

Le toc-toc [tricycle sur lequel s’entassent de nombreuses personnes] aussi est un projet rentable, car c’est le moyen de transport idéal. D’ailleurs, en l’absence de tout contrôle, ces véhicules qui sont interdits dans la capitale peuvent circuler librement dans cette région.

Et face à la hausse du prix du bois, le commerce des vieux meubles prospère dans cette région. «Ma famille est pauvre. Elle ne pouvait pas m’acheter mon trousseau. Et c’est le cas de beaucoup d’autres jeunes filles. Aujourd’hui, beaucoup de magasins de meubles d’occasion ont ouvert leurs portes pour offrir aux jeunes mariées ce dont elles ont besoin et suivant leurs moyens», confie Mona, jeune mariée et fille d’un portier.

Et comme c’est le cas dans toute la ville, les cinq dernières années ont marqué un changement dans cette région, comme l’estime Mohamad, l’un des rares jeunes à être instruit ici. «Il y a des gens originaires de la Haute-Egypte qui travaillaient au début comme maçons et qui ont profité de la hausse des prix des terrains et des appartements pour travailler comme courtiers, profitant de la mutation qu’a subie ce marché dans la région. Il suffit d’indiquer que le prix du mètre carré atteint aujourd’hui les 1 200 L.E. dans les régions huppées du bidonville tout près de Madinet Nasr», avance Ahmad.

Au loin, Halima a terminé sa journée. Elle rassemble ses affaires, et traînant ses enfants avec elle, elle rejoint sa petite cabane. A chaque jour suffit à sa peine.

* Dina Darwich a publié cet article dans la publication égyptienne Al-Ahram

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